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La directrice
Marie considérait d’un air dubitatif le tas de papiers disposé devant elle. Sur les feuilles, il y avait des graphiques, avec des bulles qui s’avalaient l’une l’autre. Des carrés verts, jaunes, rouges. Des flèches, des « niveaux », des « mesures disciplinaires », des « intervenants » et des « étapes d’intervention ».
La directrice du Collège Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, montures rouges solidement en place sur le nez, avait entrepris d’expliquer à la journaliste le plan contre l’intimidation que l’école avait conçu cinq ans plus tôt.
Sur la page de présentation du document, lequel faisait vingt-cinq pages, on voyait le dessin d’un petit castor. Dans sa patte, il tenait un marteau. Un barrage solide, voici notre cible, déclamait-il dans une bulle de bande dessinée. C’était le slogan qu’avait adopté le collège pour son plan, sur lequel plusieurs personnes avaient probablement planché pendant des semaines.
Depuis qu’elle était entrée dans cette pièce, il y avait une bonne demi-heure, la directrice avait tourné chaque page, lui avait studieusement fait la lecture de son contenu.
Le cœur du plan, les « mesures disciplinaires », se résumait ainsi. Au niveau 1 de l’intimidation, le harceleur recevait un « avertissement verbal », pouvait-on lire dans une case teintée de vert. Une flèche liait cette première boîte à une boîte teintée de jaune. Sur la flèche, deux mots : comportement répétitif. On passait donc au niveau 2, le jaune, avec sa conséquence : activité d’apprentissage social, réparation et appel téléphonique aux parents. Autre flèche, autre comportement répétitif, autre carré, rouge, celui-là. Niveau 3 : activité d’apprentissage social, perte de privilège et communication avec les parents. Au bout du niveau 3, une nouvelle flèche avec, de nouveau, le fameux comportement, décidément très répétitif. Un dernier carré, blanc celui-là – on avait dû être à court de couleurs. L’« équipe stratégique » s’occupait des cas qui avaient dépassé le niveau rouge.
Marie imagina les gens de l’équipe stratégique comme des agents secrets suréquipés de gadgets, à la Mission impossible. Your mission, should you accept it…
Elle interrompit la directrice sèchement.
— Et où en était rendu le cas Sarah Michaud dans ce graphique ?
— Au niveau jaune, répondit la directrice après une légère hésitation. Nous avions rencontré ses parents, ainsi que ceux de, eh bien, des personnes intimidatrices. Mais vous savez, ce cas n’était pas simple, parce qu’il entrait dans la catégorie de l’intimidation indirecte.
— Pardon ?
— Il y a quatre sortes d’intimidation, déclama Michèle Granger, qui reprit avec bonheur le rythme rassurant de son cours théorique. L’intimidation physique, l’intimidation psychologique, la cyber intimidation et le harcèlement sexuel. Sarah Michaud était victime de, eh bien, de ce qu’on pourrait ranger dans la catégorie de l’intimidation psychologique.
— Ce qui veut dire ?
— Si vous prenez la page 12 du document, poursuivit la directrice sans s’occuper de sa question, vous pouvez voir que l’intimidation psychologique est plus pernicieuse que l’intimidation physique et qu’en conséquence il est plus difficile pour les intervenants scolaires de la repérer et de la contrer. Il y a deux ans, nous avons présenté aux élèves une pièce de théâtre sur ce thème. Ils ont été invités à poursuivre les exercices en classe d’éthique et culture religieuse. Des jeux de rôles, très intéressants, d’ailleurs.
Marie imagina les ricanements et les pitreries qui avaient probablement accueilli, en classe, les saynettes « éducatives » suggérées par la troupe de théâtre. Elle soupira et relança la directrice.
— Vous ne répondez pas à ma question. Qu’est-ce qui se passait concrètement à l’école avec Sarah Michaud ?
— Eh bien, si vous prenez l’exemple de la page 9, qui ressemble un peu à celui de Sarah, on voit précisément la façon d’intervenir que j’ai suggérée au personnel. Il y a deux points. 1. Décrire à l’élève le comportement en des termes clairs. 2. Intervenir, en transmettant à l’élève un message de respect.
Marie n’en pouvait plus. Elle ferma son carnet brusquement, faisant voler la page de couverture du document. Le petit castor et son marteau quittèrent la table et se posèrent sur le plancher.
— Madame la directrice, on va se parler franchement. Rien de ce qui va se dire maintenant ne pourra être cité. Expliquez-moi clairement, je vous en prie, ce qui s’est passé avec Sarah Michaud. Et, je vous en prie, laissons de côté ce document.
Affichant un air blessé, la directrice ramassa la page du petit castor. Elle la replaça sur les autres, dont elle fit un tas bien net. À ce stade de l’entrevue, son parfum, que Marie avait baptisé Humus no 5, avait envahi le bureau. L’odeur verte et douceâtre dominait leur entretien et elle convenait parfaitement. Après tout, cette femme, directrice d’un établissement d’enseignement pour adolescents, se préparait à la faire entrer dans la jungle rampante et dangereuse qui couvre toute école secondaire.
La directrice enleva ses lunettes. Marie rouvrit son carnet et se prépara à prendre des notes.
— Les problèmes de la petite Michaud ont commencé à peu près au milieu de son secondaire 1, commença la directrice.
Intimidée pendant trois ans, écrivit Marie.
— Elle a été prise en grippe par un groupe d’élèves, issus de, eh bien... (La directrice hésita.) Je veux que vous me garantissiez que les propos que je tiens ne se retrouveront jamais dans le journal, ni sous mon nom, ni sous un autre, dit-elle en regardant le carnet. Cela est totalement confidentiel. Je vous le dis seulement pour votre compréhension des faits.
— Vous avez ma parole.
NE PAS CITER, écrivit-elle en grosses lettres, isolant cette partie d’un trait net.
— Il y a actuellement au collège un groupe d’élèves, eh bien, issus des bonnes familles de Rivière-aux-Trembles. Des notables de la ville, des gens qui font partie du conseil d’administration de notre fondation. Ces élèves se connaissent depuis toujours, ils ont fait leur primaire ensemble dans un autre établissement privé et ils n’aimaient pas Sarah Michaud. Leurs actes d’intimidation n’étaient jamais directs. Elle n’a jamais été frappée ou quelque chose du genre. Non, c’était plutôt de l’exclusion, des mauvaises blagues.
— Pourquoi l’avaient-ils prise en grippe ?
— Je l’ignore, avoua la directrice.
— Mais n’avez-vous pas fait de rencontre avec les élèves en question ?
— Oui, répondit la directrice. Ils ont minimisé les actes. Ils ont prétendu que c’était fait simplement pour rire, qu’ils n’avaient rien contre la petite Michaud. Et je dois dire qu’après que nous avons communiqué avec leurs parents les comportements ont semblé s’estomper. En tout cas, c’est ce que j’entendais de la part du personnel.
Intimidation cesse au milieu du secondaire 3, écrivit Marie. Elle assortit la note d’un prudent point d’interrogation. Ce serait à vérifier.
— Quand a eu lieu cette rencontre ?
— Après Noël de l’année dernière.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé entre le secondaire 1 et le secondaire 3 pour Sarah ?
La directrice remit ses lunettes et reprit le plan du petit castor.
— Eh bien, nous en étions au niveau 1.
— Stop, s’écria Marie. Pas de plan. Qu’est-ce qui s’est passé dans les faits ?
— Nous faisions de notre mieux, dit piteusement la directrice. Mais nous n’arrivions pas à mettre le doigt sur le bobo. Nous n’arrivions jamais à des faits précis, qu’on aurait pu reprocher aux jeunes. Et jamais Sarah Michaud ne s’est elle-même plainte de ces actes. Il était difficile pour nous d’intervenir.
— Si je comprends bien, dit Marie d’un ton dur, Sarah Michaud a végété pendant deux ans au niveau vert alors qu’elle était bel et bien victime d’intimidation.
— Eh bien... on pourrait voir les choses ainsi, dit la directrice en regardant la table.
Elle enleva de nouveau ses lunettes et se massa la tempe droite.
Il n’y avait rien de plus à tirer de cette femme. Alors, Marie osa poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Quel parfum portez-vous ?